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Avant-propos

L’histoire du JAL est encore étudiée de nos jours par de nombreux universitaires en tant que mouvement social iconique d’un monde rural en crise. Dans l’imaginaire populaire, on se souvient de l’érection des paroisses de St-Juste-du-Lac, d’Auclair, de Lejeune et de Lots-Renversés dans les années 1930. On se rappelle des années 1960 et de leur contexte économique difficile, du Bureau d’aménagement de l’Est-du-Québec, des menaces de fermeture des paroisses marginales; mais on se souvient aussi d’une colère, d’un refus de céder et d’une résistance, de réunions populaires, des Opérations Dignité et des gros titres dans les journaux nationaux. Cependant le JAL c’est surtout l’histoire d’une communauté qui refusa de se mettre à genoux, une histoire de solidarité, de mobilisation et de prise en charge collective de son destin.

L’idée de cette publication est née d’un désir de reconstituer les moments importants qui ont façonné le territoire jallois, d’exposer les grandes lignes d’une bataille pour la survie d’un milieu et d’ancrer solidement les souvenirs de cette période charnière. Ce livre vous permettra d’explorer, de découvrir et de revivre les étapes qui ont marqué l’élaboration du Projet JAL entre 1970 et 1980 ainsi que les moments importants de son évolution. Il se veut également le cœur d’une mise en valeur du patrimoine archivistique jallois.

Ce livret se base principalement sur le fonds d’archives de la Coopérative de développement agro-forestier du Témiscouata (CDAFT), gardienne d’un trésor archivis-tique indéniable, et sur les écrits de M. Gilles Roy, animateur communautaire durant cette importante période. Les souvenirs de ce dernier et l’analyse de ce mouvement permettent de comprendre les dessous de ce processus de développement territorial axé sur le milieu et sur ses ressources tant humaines que naturelles. Des extraits d’interviews, recueillis lors de la création d’un livre souvenir du village de Lejeune en 1971, parsèment les pages de cet ouvrage. Le présent document, véritable compilation d’archives, est témoin de l’ébullition d’un soulèvement communautaire fort et d’une prise en main par le milieu pour le milieu. Cet écrit tentera de montrer, bien humblement, l’image et le reflet d’une résistance et d’un désir de survie de tout un peuple.

Le texte qui suit est majoritairement tiré du mémoire Le JAL, trajectoire d’une expérience de développement local, Gilles Roy, Marc-André Deschênes, grideq, 1994. Nous avons ajouté quelques éléments, mais sans jamais en changer la sens.

Vous souhaitant une bonne lecture,

Léa Laplante-Simard, archiviste et Julie Grant, pour la Coopérative (CDAFT)

Liens rapide vers les chapitres du livre

Gilles Roy, animateur d’espoir

Né à Saint-Arsène en 1928, Gilles Roy entame ses études au petit séminaire de Rimouski et obtient, à la suite de son ordination sacerdotale, un diplôme d’agronome. Il devient curé de Trinité-des-Monts et enseigne à l’École d’agriculture de Rimouski. Son parcours atypique, parsemé de multiples rencontres, l’oriente vers le milieu communautaire rural. Après avoir quitté le clergé, Gilles Roy concentre son attention sur les milieux ruraux. Motivé par ce désir de changer les choses, il se retrouve rapidement à la tête d’un des mouvements sociaux les plus marquants du Québec: les Opérations Dignité.

Les années 1960 sont synonymes de grands changements pour tout le Québec. Le contexte économique s’avère difficile et le gouvernement, afin de ralentir la dégringolade des régions éloignées, prend les devants et propose la fermeture de près d’une centaine de localités marginales, jugées non rentables ni viables. Cette annonce soulève la colère des citoyens touchés par les fermetures projetées et plusieurs paroisses se mobilisent pour survivre. Étant conscientes qu’elles sont ciblées par ces fermetures, les localités d’Auclair, Lejeune et St-Juste-du-Lac réunissent leurs efforts et souhaitent encadrer leurs actions. Gilles Roy, alors employé du Conseil régional de développement de l’Est-du-Québec, est envoyé au Témiscouata comme animateur communautaire. Sa venue est très attendue par les paroissiens témiscouatains, menacés de délocalisation.

Animateur attentionné, respectueux et dynamique, Gilles Roy pratique une animation de partage, misant surtout sur la volonté populaire plutôt que sur l’endoctrinement forcé. Tous les jours, il travaille d’arrache-pied pour que la communauté s’approprie son histoire, son passé et la conscience de ses réalisations, afin qu’elle comprenne mieux les enjeux qui se dessinent devant elle. Il propose une vision communautaire, intégrée et globale, permettant de jeter les bases d’un avenir prometteur. Il invite la population à se rassembler, à échanger et à se questionner, faisant passer la volonté populaire avant la politique, et le respect du milieu avant l’économie de masse.

Tout au long de son aventure jalloise, Gilles Roy aura mis sur pied un plan à trois volets pour atteindre les objectifs du projet JAL, soit l’animation, la formation et le développement. De par ces trois éléments, Gilles Roy amorce sa grande, sa formidable entreprise pour la survie de toute une région. Grâce à sa détermination et son amour du milieu, il aura permis à ses concitoyens témiscouatains d’atteindre l’inatteignable.

La colonisation

 

«On est monté icitte pour se sauver la vie» (1930-1940)

 

La crise économique de 1929 bouleverse le monde entier. La province de Québec est également touchée par cette grande dépression qui déferle sur l’ensemble du pays. En ville le travail ralentit et l’avenir semble s’assombrir pour plusieurs. Les embauches se font de plus en plus rares, les mises à pied se multiplient, ce qui a pour conséquence une sérieuse augmentation du taux de chômage. Les travailleurs, souvent chefs de familles nombreuses, ne peuvent plus voir aux besoins des leurs.

Le gouvernement provincial, conscient de la crise et des incessantes pertes d’emploi, ne peut faire autrement que de rediriger les familles touchées vers les régions éloignées. Des programmes sont rapidement mis sur pied afin de pallier ces pertes d’emploi massives dans les grands centres; l’heure est à la colonisation. Le gouvernement Taschereau met en vente des lopins de terre à bas prix, payant même pour le défrichement et l’établissement de nouvelles familles dans les régions éloignées. La réponse à cette initiative est immédiate. Dans les mois qui suivent, des milliers de gens migrent vers ces régions, espérant y trouver quiétude et stabilité.

Le Témiscouata, vaste territoire forestier, parsemé de lacs et de rivières, n’échappe pas à la convoitise des colons. La région offre de multiples ressources exploitables, un grand potentiel de développement et un environnement stable pour les nouveaux arrivants. L’industrie forestière y est lucrative. Le chemin de fer du Témiscouata, reliant le Québec aux provinces maritimes, favorise l’essor de cette industrie. De nombreux moulins tournent à plein régime et une forêt dense tapisse l’ensemble du territoire. Les terres cultivables sont aussi nombreuses; des agriculteurs trouvent leur bonheur au sein de leur propre ferme et les paroisses commencent à s’ériger. Pour ses nombreuses ressources naturelles et son fort potentiel d’exploitation, on choisit rapidement le Témiscouata comme terre d’accueil. On bûche, on défriche, on construit, on cultive. Prenant leur courage à deux mains, les familles travaillent d’arrache-pied pour aménager leurs terres. Bien que cela nécessite beaucoup d’efforts, on apprécie la vie à la campagne. Les maisons se construisent ici et là, les familles s’agrandissent et c’est toute une région qui naît.

«Y avait du monde partout! Les lots étaient occupés d’un bout et de l’autre. On était une vraie paroisse!»(1940-1960)

 

Un vent nouveau souffle donc sur le Québec. Les régions éloignées sont maintenant habitées et cultivées. Et c’est dans la foulée de cette migration-fleuve que l’arrière-pays témiscouatain voit le jour. Les valeurs d’entraide, de solidarité et de détermination exprimées lors de la colonisation culminent, au cours des années 1930 et 1940, avec l’érection officielle des paroisses de St-Juste-du-Lac, Lots-Renversés, Auclair et Lejeune. C’est alors le début d’une belle et grande histoire qui s’écrit.

Le contexte

«Y sont partis d’icitte pour la ville pour se sauver la vie» (1960-1972)

 

Peu de temps après l’apparition des nouvelles paroisses de l’arrière-pays, la situation économique dans l’Est-du-Québec devient de plus en plus difficile. Il semble que le gouvernement provincial considère les régions rurales comme allant de soi, les laissant à elles-mêmes. En 1956, le Conseil d’orientation économique du Bas-Saint-Laurent (COEB) voit le jour et rassemble à une même table plusieurs intervenants sociaux liés au développement économique de la région. Bien que leur travail amène quelques avancées pour le territoire bas-laurentien, les régions plus éloignées de l’Est-du-Québec réussissent à subsister uniquement grâce au lien de dépendance permanent qui les unit aux grands centres. Ce lien hiérarchique laisse planer un semblant de statu quo sur les régions les plus affectées par l’éloignement, allant même jusqu’à limiter, inévitablement, leur développement tant économique que social. Or, l’acceptation de la Loi de mise en valeur des terres agricoles et d’aménagement des régions rurales (ARDA), en 1961, force le parlement canadien à miser sur l’amélioration du niveau de vie dans les régions rurales et à les rapprocher de la «moyenne» du reste de la province. Pour faire suite à cette nouvelle législation, le gouvernement Lessage pensera à instaurer le Bureau d’aménagement de l’Est-du-Québec (BAEQ). Nous sommes en pleine révolution tranquille et on appelle à la modernisation du Québec.

«1044 personnes quitteront le JAL entre 1961 et 1971»

 

«Ça fait qu’il y en a plusieurs qui ont décidé là, vu que ça payait plus que la terre, y’ont décidé de lâcher ça, pis se sont en allés, se sont installés où que c’était la prospérité, ça donne beaucoup d’ouvrage! Les filles c’est pareil, y avaient de bons salaires, ça fait qu’elles s’en allaient en dehors pour gagner. Pis après ça l’instruction, là plusieurs ont été en dehors se faire instruire, pis y ont eu de la facilité en instruction.»

 

«Alors c’était meilleur en ville, l’argent, c’était moins dur d’aller gagner sa vie en dehors dans le bois, ou dans une shop que de gagner dans l’agriculture, que de greiller une petite terre.»

 

«Ce qui est arrivé, le début de ça, c’est que le monde gagnait leur vie dans le bois en partie, ils avaient droit aux timbres d’assurance-chômage. Mais là les fonctionnaires te disaient: t’as huit vaches dans l’étable, t’as pas droit au chômage. Là, le gars s’est aperçu que ça payait pas de garder des animaux. Tu sais, en réalité, c’est ce qui s’est passé.»

 

«Même chose pour le crédit agricole, c’était difficile parce que les gens du crédit agricole disaient: Ça va fermer éventuellement. On prête pas pour améliorer ta ferme.»

 

«L’aide était pour partir. Le gouvernement donnait une prime de déplacement pour ceux qui voulaient vendre leurs lots. On leur payait de 10 à 15$ l’acre et on devait faire disparaître les bâtisses, ce qui a encore favorisé l’abandon des terres.»

 

Le BAEQ est mis sur pied, suivant la recommandation du Conseil de développement économique (COEB) de faire du Bas-Saint-Laurent la région-pilote pour la création d’une entité travaillant à la relance socio-économique des milieux ruraux. Mal en point financièrement et avec une démographie en chute libre, la région semble être un secteur «parfait» pour une tentative de réajustement sectoriel. Région la plus pauvre du Québec, le Bas-Saint-Laurent semble être dépourvu de toute richesse économique, mais est tout de même muni d’un atout de taille pour lui permettre d’atteindre les objectifs de relance: une population solidaire de près de 325,000 âmes. Le gouvernement provincial accepte la recommandation et le bureau d’aménagement prend forme en 1963. Rapidement, des intervenants se consultent afin de jeter les bases de ce grand projet de relance régionale.

Ce plan a pour but, rappelons-le, de rapprocher la qualité de vie des citoyens de l’Est-du-Québec à celle de la moyenne provinciale, et ce en quinze ans. Pour y arriver, on espère dynamiser l’employabilité en misant sur le tourisme et l’industrie manufacturière, deux pôles non mis à profit par les secteurs qui sont plutôt tournés vers l’exploitation forestière ou agricole. Ayant reçu comme mandat de préparer un plan d’aménagement pour l’ensemble du territoire bas-laurentien (qui comprend les comtés de Témiscouata, Rivière-du-Loup, Matane, Matapédia, Gaspé, Bonaventure et les Îles-de-la-Madeleine), le BAEQ se mobilise.

Les objectifs de ce grand plan d’aménagement sont de moderniser les secteurs traditionnels, de mettre en valeur des secteurs économiques dynamiques, de revaloriser la main-d’œuvre, d’instaurer un cadre institutionnel, de structurer rationnellement l’espace régional et finalement d’encourager la participation citoyenne. Chaque objectif est lui-même projeté par une multitude de moyens. Allons-y d’un bref survol afin de saisir la portée du programme.

• La modernisation des secteurs traditionnels sera faite en misant principalement sur la professionnalisation des travailleurs et sur la refonte ou l’élimination des unités dites marginales.

• On espère consolider ou implanter des entreprises de transformation (domaine forestier, laitier ou alimentaire) et octroyer des primes à l’établissement, afin de mettre en valeur des secteurs économiques dynamiques.

• Pour revaloriser la main-d’œuvre déjà établie et pour motiver l’arrivée d’une nouvelle, on améliorera les équipements de travail, développera les secteurs touristiques et artisanaux et valorisera les rivières à saumon de la région. Le BAEQ souhaite également veiller à la qualification et au reclassement de plus de 20,000 travailleurs dans des domaines d’emploi liés au développement du milieu.

• Le cadre institutionnel sera modifié afin de miser davantage sur la décentralisation des pouvoirs. On établira des comités régionaux qui amèneront la population à prendre conscience des enjeux qui la touchent et des multiples conséquences qui pourraient en découler. Évidemment, le cadre institutionnel ne peut être modifié sans l’accord de la population et, pour ce faire, cette dernière doit être instruite de ces enjeux. On mobilise donc plus de 5,000 personnes dans la phase préparatoire de ce plan.

• Finalement, on pense restructurer rationnellement l’espace régional en redessinant les secteurs. On effectue un nouveau découpage des régions administratives du secteur bas-laurentien et on propose la fermeture des paroisses marginales.

Pendant trois ans, le BAEQ sillonne les secteurs du Bas-Saint-Laurent afin de rencontrer les gens et mettre sur pied des mesures visant à déterminer, améliorer et diversifier leurs secteurs d’activité. On espère trouver les clés d’un développement économique plus lucratif et avantageux, tant pour les populations locales que pour celles de l’extérieur. Un cycle heureux qui mènerait, ultimement, à une hausse de la démographie et à un développement plus sûr de ces régions. On se lance aussitôt dans le recrutement et l’embauche de professionnels. À la suite d’une concertation avec tous ces acteurs régionaux, on prépare notamment une grande enquête-participation, afin de tâter le pouls de l’ensemble des populations touchées et d’établir une planification à leur image… du moins, c’est ce que l’on souhaite. Ces enquêtes ont pour but de réconcilier les exigences d’une perspective rigoureusement scientifique et celles d’une participation la plus réelle possible de la population à la réalisation même du plan. En gros, on espère lier aux recherches des professionnels du BAEQ les comptes rendus et témoignages dont la population voudra bien faire part… ce qui ne sera pas une mince affaire.

Afin de remplir son mandat, rapidement le BAEQ envoie sur le terrain des animateurs afin d’expliquer comment les citoyens peuvent s’impliquer concrètement dans le développement de leur milieu. Cette animation vise aussi la création de comités locaux qui pourront, à la suite de rencontres, dresser un inventaire détaillé des ressources de leur milieu, afin d’ajouter aux recherches des spécialistes embauchés par le bureau d’aménagement.

Or, malgré tout l’argent injecté dans les secteurs visés et au sein du BAEQ, en dépit des embauches de professionnels, des enquêtes et des rencontres et d’une animation du milieu, les résultats laissent à désirer. Les sceptiques avaient raison de douter, la finalité de ce projet ne permet pas de consolider la région et laisse beaucoup de zones grises quant à sa survie. Les recommandations du Plan d’aménagement sont difficiles à réaliser et, selon la population concernée, la raison ultime de la précarité de la région, soit la concentration de la production dans le système capitaliste canadien, a été ignorée. En obligeant nos petites localités à dépendre du pouvoir et de l’argent des grands centres, on bloque l’engrenage de leur exploitation économique et c’est donc l’ensemble de son développement qui est freiné.

Malheureusement, le gouvernement québécois va de l’avant avec la proposition de fermer des paroisses marginales. C’est en tout 96 localités qui sont menacées de fermeture; 81 localités et 15 territoires non organisés (TNO). Les comtés touchés par les premières fermetures sont Bonaventure, Gaspé et Matane. Les paroisses ciblées par cette première vague de fermetures sont jugées comme étant économiquement pas rentables et socialement pas viables, dû à leurs ressources biophysiques et leur faible rendement socio-économique.

Entre 1969 et 1972, le provincial prend les grands moyens, on ne fait pas que fermer symboliquement ou administrativement les paroisses, on incendie les bâtiments, afin de s’assurer que les gens de s’y réinstallent pas. Les maisons maintenant inhabitées sont brûlées, les terrains vacants et les routes délaissées. Les gens sont relocalisés dans les grands centres avoisinants, souvent dans des HLM à cause de leur situation financière précaire. De propriétaires à locataires, ces familles peinent à s’acclimater à leur nouveau milieu. Souvent jugées, les familles relocalisées se sentent abandonnées et dépossédées. Elles qui pour la plupart vivaient sur les terres familiales, propriétaires de leur maison et souvent de leur gagne-pain, on les force à s’établir ailleurs, dans d’autres localités de leur comté.

Au cours de cette période, la fermeture des paroisses marginales touche:

• St-Jean-de-Brébeuf, comté Bonaventure
• Pellegrin, comté Gaspé-Sud
• St-Edmond, comté Gaspé-Sud
• St-Gabriel-de-Gaspé, comté Gaspé-Sud
• Sacré-Cœur-des-Landes, comté Gaspé-Nord
• St-Octave-de-l’Avenir, comté Gaspé-Nord
• St-Charles-Garnier-de-Pabos, comté Gaspé-Nord
• St-Thomas-de-Cherbourg, comté Matane
• St-Nil, comté Matane
• St-Paulin-Dalibaire, comté Matane
• Rang IV de Méchins, comté Matane

On est donc dans l’obligation de délocaliser plus de 64,000 personnes, souvent dans des HLM, loin des leurs et dépourvues. L’Est-du-Québec est en colère. On ne se laissera pas faire. Face au drame qui se joue devant ses yeux, la population de l’Est n’a d’autre choix que de se mobiliser.

Le Témiscouata n’est malheureusement pas épargné par ces fermetures. Le gouvernement cible les paroisses suivantes:

• St-Jean-de-la-Lande
• St-Benoît-de-Packington
• St-Elzéar
• St-Eusèbe
• Auclair
• Lejeune

Dans l’arrière-pays, c’est la consternation lorsque l’on apprend que les municipalités de Lejeune et d’Auclair risquent de subir le même sort que celles de la Gaspésie et de la Matanie. C’est une véritable gifle pour les habitants et pour l’ensemble des paroisses environnantes. Comme ailleurs, le désir de survivance est grand. La population souhaite prendre son avenir en main et envisage tous les moyens possibles pour éviter la fermeture. Les habitants d’Auclair, de Lejeune et de St-Juste-du-Lac tentent le tout pour le tout et espèrent que la mobilisation de leur communauté permettra un sauvetage in extremis de leurs paroisses. Comme dans plusieurs autres localités ciblées par les fermetures, on se lève. C’est la création des Opérations Dignité. Au début de la décennie 1970, c’est de cet élan de résistanc e et de cette solidarité communautaire sans précédent que naissent les Opérations Dignité I (Sainte-Paule), II (Esprit-Saint) et III (Les Méchins). Partout, on se mobilise. Partout, on veut survivre. C’est également le cas au Témiscouata qui élabore un projet d’envergure pour la survie de son milieu.

«… C’est à la même période où M. Cimon a fait des grosses réparations sur son magasin. Les gens disaient: ben s’il agrandit, c’est que ça fermera pas! Parce que tu sais, c’est impressionnant quelqu’un qui décide de mettre des milliers de dollars pour restaurer un commerce alors que le sentiment général c’est que ça va fermer.»

 

«J’ai jamais pensé ça m’en aller. Non. J’ai pas cru à ça que la paroisse allait fermer parce que je me disais: le monde y’avait eu trop de misère, y’était trop attaché à leur paroisse pour s’en aller de même. Y’ont groupé Lejeune, Auclair, St-Juste, les paroisses ensemble.»

 

Pour y arriver, les paroisses d’Auclair et de Lejeune se mobilisent en s’associant à celle de St-Juste-du-Lac, afin de faire face à la menace gouvernementale qui pointe. Grâce aux initiatives locales et, notamment, celle du prêtre Jean-Marc Gagnon, curé d’Esprit-Saint, des efforts sont déployés afin de soutenir les paroisses autour de Rimouski, de Rivière-du-Loup et du Témiscouata dans l’organisation d’un deuxième mouvement. Sous la direction du curé Gagnon, 27 municipalités se sont regroupées. L’Opération Dignité II s’est amorcée par une manifestation de 6,000 citoyens qui tentaient d’attirer l’attention des gouvernements sur les problèmes régionaux […] »

Compléments d'informations

La riposte

«On se laissera pas fermer, on se prend en main!» (1972-1979)

 

Dès l’annonce des fermetures des paroisses marginales, l’arrière-pays témiscouatain met la main à la pâte. À partir de 1970, le mouvement des Opérations Dignité invite la population à se regrouper, à créer des comités et à discuter des moyens à prendre pour éviter le pire. Avec le BAEQ, les paroisses d’Auclair et de Lejeune avaient participé, elles aussi, aux fameuses enquêtes-participation. Comme pour l’ensemble du territoire, elles avaient fait l’inventaire de leurs ressources et fait le point sur l’état de leur milieu, tant d’un point de vue économique que social.

Le JAL est un projet communautaire, mais ses origines sont liées à la personnalité de quelques individus et à un amalgame de circonstances, anodines en soi, mais qui n’en ont pas moins un poids important dans l’amorce de l’aventure et son orientation.

Ainsi, un bûcheron en chômage, André Morin, se retrouvera à l’école de foresterie avec un autre type de l’Ascension-de-Patapédia, où est à se mettre en place le premier groupement forestier. Les deux compagnons se questionnent sur les enjeux de leur territoire respectif: le groupement forestier offrirait-il la formule qui peut fournir un espoir de survie aux localités marginales? André, par chance, a un frère, Claude, agronome et fonctionnaire au bureau régional du ministère de l’Agriculture du Québec à Rimouski. Tout cela fait qu’à l’hiver 1971-1972, dans le JAL, de petits groupes de discussion se forment autour d’André Morin. Parfois l’échange est vigoureux, même acerbe. On est pris aux tripes par la situation et les graves problèmes qu’elle pose. Le 25 mars 1972, à Lejeune, le Comité intermunicipal JAL est formé; treize personnes souscrivent chacune 50 dollars à l’éventuelle société de gestion des ressources. Neuf souscripteurs s’ajouteront le mois suivant. À partir de ce moment, le comité se réunira tous les 15 jours et cela pendant 26 mois et les rencontres publiques se multiplieront dans chacun des secteurs.

Une commande d’un avant-projet est envoyée à l’agronome Claude Morin. Par la suite, le projet «Essais de formules de développement communautaire» sera soumis à la Conférence administrative régionale. La Faculté des sciences de l’agriculture et de l’alimentation de l’Université Laval est désignée comme la ressource pour l’encadrement technique. La définition de développement communautaire y est expliquée tout au long du document:

«La philosophie fondamentale de l’assistance prévue dans un projet de développement communautaire est de travailler avec la population et non de se substituer à elle dans ses prises de décisions.»

 

«Les groupes citoyens, groupe représentatif des populations, sont les seuls centres de décision dans le cadre de ce projet.»

Le texte présente également la structure de liaison:

F.SA.A: Faculté des sciences et de l’alimentation
MAC: Ministère de l’Agriculture et de la Colonisation
CAREQ: Conférence administrative régionale

 

Le 2 octobre 1972, Gilles Roy est engagé par la Faculté avec la responsabilité précise de faire de l’animation rurale et de susciter la participation populaire au projet mis de l’avant par les leaders locaux. Se joindront à lui un agronome ou un technicien agricole, un ingénieur ou un technicien forestier et une secrétaire.

Le JAL est bel et bien lancé! Et l’objectif est clair et précis:

«Le développement communautaire et intégral de toutes les ressources autant humaines que biophysiques du milieu…»

«Projet d’aménagement intégral des richesses naturelles du territoire, qui fait appel prioritairement au principe d’autodétermination de la population.»

Rapidement, Gilles Roy établit un bon contact avec la population, ce qui permet au projet JAL de prendre son envol. Pour lui, le seul moyen d’arriver à créer un projet d’une telle envergure est de lier intrinsèquement l’animation communautaire, la formation et le développement.

Ces trois outils permettront, selon lui, de mieux ficeler le projet JAL, de le mettre en marche et, ultimement, de faire de lui un exemple pour plusieurs communautés aux prises avec les mêmes douleurs. Force est d’admettre que cette vision de Gilles Roy aura été un élément clé dans l’élaboration du projet JAL ainsi que dans ses premiers balbutiements.

On vise un développement communautaire et intégral de toutes les ressources tant humaines que biophysiques du milieu. De par ce projet, on souhaite, en premier lieu, sensibiliser la population aux enjeux auxquels elle fait face et l’amener à s’impliquer au niveau décisionnel pour la suite des choses. De ce fait, de nombreux comités sont mis en branle et c’est l’animation, dite intégrée, qui permet à la population de structurer ses revendications et son discours, et ce dans un esprit de partage respectueux et équitable.

«À partir de la connaissance que chacun avait de son milieu et des expériences du passé, la population s’est révélée très habile à dresser les grandes lignes de son propre devenir et à esquisser les coordonnées du type de société qu’elle voulait se donner.»

 

«Ça été le développement du projet JAL qui a commencé à ravigoter le monde. Pis, il y en a qui ont dit que ça fermerait pas, si on s’en allait pas. Ça commencé à r’augmenter, à se replacer. Pis là le groupement forestier à commencé, ça a fait un peu d’aide. Dans l’automne, dans le temps du ramassage de patates, y’en avait une vingtaine qui travaillaient pour JAL. Et pis le groupement forestier ça embrayé encore quelques jeunes. Ça sauve la vie de plusieurs. Ça donne de la vie au coin.»

 

«Là, une fois que JAL a organisé l’affaire icitte, je suis revenu. Je voyais la possibilité de survivre avec eux autres icitte. Si ç’avait pas été du JAL, tout probable qu’aurait fallu s’en aller. J’aurais vendu le restant de mes terres. Y’a pas à dire que rien que le «secours direct», y aurait fallu gagner la ville, y’a pas de doute. C’est grâce au JAL si la paroisse a survécu.»

 

Il est important pour Gilles Roy de créer un milieu de discussion intéressant et innovateur. Pour lui, la communauté doit se retrouver au centre du projet, comme point pivot de toute l’expérience qui est mise en branle. La population doit connaître les enjeux et les conséquences de la situation, se faire une idée claire de cette dernière et être en mesure d’établir un discours cohérent au moment de formuler ses revendications. L’union fait la force et le JAL semble l’avoir compris. Les multiples rencontres entre les comités, les acteurs locaux et les intervenants externes permettent d’élaborer un portrait complet de la situation tout en tenant compte des aspects communautaires et sociaux des citoyens. Tout doit partir de l’esprit de solidarité. L’animation a permis non seulement de tracer les lignes du discours, mais aussi de s’assurer de la compréhension de chacun et de consolider cette volonté d’autonomie, comme point de départ de toute cette belle et grande aventure que sera le JAL.

«[…] faire de l’animation rurale et de susciter la participation populaire au projet mis de l’avant par les leaders locaux.»

 

Projet hors du commun et novateur, le JAL deviendra un exemple de développement et de combat acharné. De par son dynamisme, sa vivacité et son envie de faire changer les choses, le Projet JAL s’affaire sans cesse à déplacer des montagnes en cimentant les liens qui unissent la population à son milieu. D’un point de vue économique ou biophysique, le JAL n’a rien à envier à personne. Il a pour but de créer un choeur à l’unisson, l’expression d’un tout pour mieux faire avancer le train. Le Projet JAL c’est comme un boulet de canon dans la gueule de tous les fonctionnaires de l’État, un exemple de dépassement et de détermination. Le JAL c’est un combat, un projet communautaire porteur d’avenir qu’on souhaite réaliser au Québec, comme cela se fait partout ailleurs.

Les événements se succèdent donc rapidement au JAL. La participation citoyenne fait son petit bonhomme de chemin et c’est cet essor qui accentue la mobilisation communautaire.

Compléments d'informations

Chronologie, l’avant-projet

Le projet JAL va bon train et le trio animation-formation-développement devient incontournable, autant dans son élaboration que dans sa poursuite. Afin de dresser un portrait global des efforts et des actions menées par les Jalois, voici une chronologie détaillée des événements qui ont précédé son lancement officiel:

1956: Les statistiques du Recensement du Canada désignent l’année 1956 comme étant celle qui constitue le sommet dans la courbe du niveau de la population dans le territoire [du JAL]. Les années suivantes, tout semble dégringoler. La décroissance démographique va de pair avec la situation socio-économique difficile. La migration vers les centres est due à la baisse constante du niveau de vie, baisse qui est elle-même occasionnée par les départs des citoyens. C’est un cercle vicieux qui s’installe.

1963: Le BAEQ reçoit le mandat d’établir un plan directeur d’aménagement pour l’Est-du-Québec, afin de favoriser la relance socio-économique de la région. De vastes enquêtes-participation s’étendent à l’ensemble du territoire, dans le but de dresser un portrait plus juste des situations démographiques, économiques et biophysiques des milieux ciblés.

1966: Le BAEQ rend son rapport en 10 volumes. Ses conclusions ne font pas l’unanimité; plusieurs sont déjà connues par le milieu; d’autres, proposant une fermeture immédiate des paroisses jugées marginales, sont reçues comme un coup de massue par les citoyens de l’Est. Le BAEQ tire sa révérence en laissant plus de 250 recommandations au gouvernement. En voici un bref aperçu:

 

• Recommandations du Bureau d’aménagement
Modernisation des secteurs traditionnels (foresterie, agriculture).
Création de nouvelles activités économiques (industrie, tourisme, mines).
Valorisation de la main-d’œuvre.
Encadrement institutionnel de planification.
Éveil de la conscience régionale.
Urbanisation par la consolidation des pôles d’attraction; fermeture de paroisses marginales.

 

1967: Création du Conseil régional de développement, qui a pour mission l’exécution du Plan d’aménagement du BAEQ. Il est rapidement désigné comme intermédiaire entre la population et les acteurs gouvernementaux, partagé continuellement entre le désir croissant de la population de s’investir dans son développement et la colère qui en émane parfois.

1968: La coordination du développement est confiée à une nouvelle organisation: l’Office de développement de l’Est-du-Québec. Signature de l’entente fédérale-provinciale pour l’Est-du-Québec en mai, avec une avalanche de millions pour sa relance.

1969: Les actions et les millions tardent à arriver. Le désespoir gagne l’Est et mène au dépôt de nombreuses pétitions en faveur de la relocalisation de nombreux villages. Début de la migration des citoyens vers les «grands centres» avoisinants. Des maisons sont même incendiées afin d’assurer la fermeture définitive des paroisses.

1970: Publication du rapport MÉTRA qui parle d’une énorme relocalisation: 81 localités et 15 territoires non organisés. Plus de 64,446 personnes touchées. L’Arrêté en Conseil 1621 cible 10 localités pour une migration collective et obligatoire. L’indignation gronde. Les citoyens de 65 localités se regroupent et c’est le lancement des Opérations Dignité: OD I à Ste-Paule, OD II à Esprit-Saint et OD III à Les Méchins. Mise en place de comités de citoyens animés d’un vif désir de survie. Pressions constantes sur les gouvernements.

1971: Signature d’une nouvelle entente de 411 millions pour les actions de 1968 à 1976. Malgré tout, les sommes consenties n’arrivent pas à régler les problèmes. Création d’un comité ad hoc sur les relocalisations, formé par l’État et la population. La détermination gagne les paroisses de l’arrière-pays du Témiscouata. Le curé Voisine d’Auclair fait un premier appel à la solidarité des paroisses de St-Juste, Auclair et Lejeune. Des comités se forment, des rencontres publiques ont lieu et on dresse les lignes directrices de ce que pourrait être le Projet JAL. On se questionne, on échange, on cherche des pistes de solution.

1972: Les échanges entre citoyens se poursuivent. Le Comité intermunicipal est formé le 25 mars 1972 et 13 personnes cotisent alors 50 dollars au projet de mise sur pied d’une organisation pour la gestion des ressources du milieu. Annonce officielle de l’intention du gouvernement de procéder à la fermeture des paroisses de l’arrière-pays; la confiance s’évanouit, la menace de disparaître est bien réelle. Le Comité intermunicipal devient le Comité intermunicipal JAL. On demande l’aide de l’université Laval pour encadrer techniquement le projet et les gestes à poser. Rapidement, un organigramme entre les paliers décisionnels est établi. On embauche Gilles Roy comme animateur et chargé de projet.

 

Le PROJET JAL est lancé!

Lancement du projet JAL

 

L’année 1972 est celle du fondement du projet. On met tout en œuvre pour sensibiliser et impliquer la population dans le devenir de son milieu. De nombreuses assemblées générales ont lieu.

18 octobre 1972: 60 personnes assistent à la rencontre et désignent l’aménagement agroforestier comme priorité de développement.

23 octobre 1972: 100 personnes se déplacent. On constate une carence: la formation. Pour vraiment prendre en main son affaire, la population a besoin d’apprendre à travailler coude à coude, d’élargir ses connaissances de base et se perfectionner au plan professionnel.

30 novembre 1972: 200 personnes se présentent en assemblée générale. La population, les membres du Service d’éducation permanente de la CS du Grand-Portage ainsi que ceux du Centre de main-d’œuvre du Canada procèdent à mettre noir sur blanc les attentes en matière de formation.

Suite à ces assemblées, on conclut que la formation est inévitablement le cœur de la solution pour arriver à sensibiliser et impliquer la population au projet JAL. Au final, on opte pour une session de 60 périodes de cours.

30 périodes de travail de groupe centré sur les problèmes socio-économiques du milieu;
24 périodes d’information de base en agriculture et en foresterie;
3 périodes en artisanat;
3 périodes portant sur les possibilités d’éducation permanente.

 

La formation aura comme mission d’apprendre aux gens à résoudre leurs problèmes en groupes ou en comités, rendre plus conscient du projet de développement et éveiller à un plus grand souci de participation et de permettre aux participants de préciser leurs options de formation pour le futur. C’est le début de l’Opération janvier 73.

 

Janvier 1973: période des plus importante pour le mouvement JAL. L’Opération qui en découle est à l’image du combat qui se mène.

210 participants, divisés en 11 équipes, déclinées dans chaque secteur.
Intérêt de la population sans égal.
Niveau de présence exceptionnel.

«L’hiver 1973, c’est le moment où l’on s’organise. Ça été l’opération janvier 1973 dans les 3 paroisses. Ils appelaient ça des cours de relations humaines.»

«J’ai ben aimé ça, disons que ça a appris a se connaître. Pis là, avec ça, ce qui a démarré pendant ces deux mois-là, c’est que le monde était continuellement en communication.»

Le 4 février de la même année, une plénière est organisée, 400 personnes sont présentes. De ces échanges naissent quatre comités «spécialisés» composés de représentants de chacun des 4 secteurs: agriculture, foresterie, tourisme et artisanat et un Comité jeunes.

Le mouvement débute à peine et déjà il commence à susciter l’intérêt de la province. On se demande, avec raison, comment une communauté d’à peine 400 familles fera pour entreprendre cette lutte acharnée pour sa survie et contre les plans des bureaucrates des ministères. Pourtant, du côté du JAL on ne cesse de croire et de se mobiliser.

 

«La preuve est évidemment faite que la population croit au réaménagement de son territoire et qu’elle est toute disposée à s’y engager à fond.»

– Gilles Roy, 1973

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Première réalisation, le groupement forestier

 

On le dit depuis des années dans le milieu, la priorité demeure l’exploitation intégrée des ressources forestières. Le 7 juin 1973 annonce la toute première réalisation de l’Opération janvier 73; le Groupement forestier de l’Est du Lac Témiscouata est fondé. Il pourra exploiter les ressources naturelles, les mettre en valeur, engendrer des retombées économiques importantes tout en créant de l’emploi pour les travailleurs de la région. Un plus pour le milieu et un bel exemple de développement intégré des ressources et de l’autogestion.

Dès sa fondation, le Groupement accueille une cinquantaine d’actionnaires, pour un total de 56 lots forestiers. Le Ministère des Terres et Forêts octroie 37,000$ en subvention pour débuter les travaux d’acériculture et permettre l’embauche de 25 travailleurs forestiers pour un quart d’année. Avec cette nouvelle formule, on permet aux travailleurs forestiers propriétaires de lots, et même aux travailleurs non propriétaires, de se joindre au Groupement. De par cette structure, on espère:

 

  • Cultiver, aménager et valoriser la forêt privée.
  • Avoir voix au chapitre en ce qui concerne la forêt publique intra et extramunicipale.
  • Maintenir la main-d’œuvre qui souhaite vivre sur le territoire.
  • Arrêter le pillage des lots.
  • À plus long terme, transformer le produit.

 

En cinq ans, soit de 1973 à 1978, le Groupement aura aménagé 1,200 acres de terrain en forêt privée, 900 acres en forêt publique et 200 acres auront été reboisées. Présent au JAL, mais aussi à Squatec, Dégelis et Notre-Dame-du-Lac, ce projet forestier de grande ampleur est le premier d’une très longue série de projets visant la solidarité du milieu et du mouvement de relance économique du territoire.

 

«Pour le Groupement forestier, au tout début, ben ça été quand même difficile. Il y avait des gars qui pensaient: Si on met nos lots là-dedans, on en sera plus maître. Auparavant que la vraie réunion générale a eu lieu, il y avait beaucoup de commentaires, mais à l’heure actuelle, ça va mieux que ça allait, il rentre autant de lots là, même plus qu’au début.»

La grande crise

Depuis 1972, on croit que le PROJET JAL a été accepté par les différents paliers gouvernementaux; mais au courant de l’année 1973, on apprend que ce n’est pas le cas. Pour d’obscures raisons, les accords de principe n’auraient jamais été endossés. On apprend que le projet JAL reçoit une opposition systématique de la part de certains fonctionnaires. La crise est inévitable. Pour ajouter à l’imbroglio au cœur du conflit, la Faculté des sciences de l’alimentation et de l’agriculture songe à retirer ses billes du JAL et le Conseil du Trésor refuse de payer les dépenses encourues jusqu’alors. Au JAL on ne comprend pas comment un tel malentendu ait pu naître dans ce processus pourtant en marche depuis tant de mois et impliquant autant de paliers gouvernementaux. La population réagit aussitôt en publiant un manifeste: Exigences essentielles de la population – Saint-Juste – Auclair – Lejeune. Parmi les revendications, on écrit:

 

On veut que le projet se poursuive avec un encadrement technique sérieux qui lui assure des chances de succès et on exige un rattrapage du temps perdu.

On persiste à croire que seul un aménagement intégral de toutes les ressources du territoire peut stabiliser sur place la population du secteur et peut y assurer, à toutes les familles, des conditions de vie décentes.

 

Le texte précise même que;

«La population n’accepte pas les coups de “jarnac” qui veulent paralyser son imagination et ses énergies pas plus qu’elle n’accepte ce paternalisme qui règle tout pour elle sans la consulter. Elle veut être membre à part entière de la réorientation de son propre destin.»

 

Cette crise provoque des remous et déstabilise les intervenants qui oeuvrent, depuis un bon moment déjà, à la réalisation du JAL. Sur le territoire témiscouatain c’est la consternation. Le 19 septembre 1973, on organise une assemblée publique importante et on invite les fonctionnaires à s’expliquer sur ce recul dans le développement du projet. Déçues des explications fournies par les autorités, plus de 600 personnes manifestent, le 1er octobre, lors d’une rencontre préparée dans ses moindres détails. Seuls deux fonctionnaires se présentent et la pression monte. L’assemblée, furieuse, propose la séquestration des deux fonctionnaires jusqu’à l’acceptation inconditionnelle du projet par les pouvoirs décisionnels supérieurs. Les deux fonctionnaires ne quitteront les lieux qu’après avoir signé un document qui les oblige à convoquer, pour le lendemain, les gros bonnets des ministères. La signature se fait devant les caméras de télévision. La foule se lève en bloc pour clamer ses revendications et signifier son sérieux dans cette affaire.

 

Dans les semaines qui suivent, les rencontres se multiplient et les négociations avec les fonctionnaires s’avèrent pénibles. Les divers ministères, jaloux de leurs prérogatives, de leur chasse gardée, dressent leurs barricades.

«Le développement des ressources doit rester sectoriel et chaque ministère y intervenir selon ses juridictions. Et tout cela est évidemment accompagné d’une opposition ferme à l’idée qu’une population soit vraiment gestionnaire des richesses de son territoire. Seuls les ministères sont légalement et juridiquement reconnus comme maîtres d’œuvre de l’aménagement des ressources de leur secteur respectif…»

 

Ce n’est que le 23 janvier 1974 que se signe le protocole d’entente entre les différents intervenants et le JAL. La victoire est complète. Le JAL est reconnu comme:

«[…]le gestionnaire du développement intégré des ressources de son aire d’intervention; à cette fin, il présentera la distribution et la justification des coûts de sa prochaine année d’opération et ce, pour chacun des secteurs de développement concernés; chacun de ces secteurs de développement devra faire l’objet d’un protocole d’entente entre le JAL et le ministère concerné.»

 

On dit qu’il faut savoir reconnaître le positif dans les situations même les plus pénibles, et c’est bien ce que le JAL a fait. De par cette lutte corps à corps avec les fonctionnaires du gouvernement, la population aura compris que la mobilisation, l’esprit communautaire et la solidarité peuvent venir à bout de n’importe quelle difficulté. L’union fait la force. Et c’est exactement ce qui a permis au territoire témiscouatain de sortir de ces nombreux mois de noirceur et d’incertitude.

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Opération nouveau départ

Malgré des mois plus incertains, on poursuit les activités au cours de 1973. On réalise même de beaux exploits. Les 23 et 24 novembre de cette année-là, on lance «l’Opération nouveau départ». En février 1974, une deuxième session intensive en travail de groupe et information de base en agriculture, en foresterie et en tourisme est offerte à 150 personnes.

Toujours en février 1974, la population accepte qu’une coopérative remplace le Comité intermunicipal dans ses fonctions de coordination et de supervision, devenant ainsi la cellule-mère du Projet, veillant au développement intégré du territoire jallois. En mars, l’importance de l’autogestion continue de se refléter dans les prises de décision de la population.

On crée, en mars 1974, le comité Inter-PRIF aux Lots-Renversés. Son mandat est de mettre en place des projets et de servir de lien entre les intervenants de la Coopérative et les autres acteurs externes, autant sur le plan de l’administration que du côté du soutien dans l’employabilité.

En mai, la Coopérative de développement agroforestier du Témiscouata (CDAFT) voit officiellement le jour, à la grande joie de la population qui voit, pour une première fois depuis tant d’années, son avenir prendre une direction prometteuse. La CDAFT a pour mandat d’administrer elle-même les subventions octroyées par le ministère de l’Agriculture du Québec. Elle est menée par un conseil d’administration formé de représentants de chaque municipalité du secteur du JAL. Elle permet, à elle seule, de solidifier les sentiments de fierté et d’appartenance au milieu, et encadre la participation dynamique des citoyens dans leur volonté de survivance.

Le premier président élu est Jocelyn Lachance. Douze personnes se retrouvent au Conseil d’administration: Léonard Bégin, René Ouellet, Arnold Pettigrew pour St-Juste-du-Lac; Emmanuel Gagnon, Laurent Grondin, André Morin pour Auclair; Gilles Bélanger, Robert Côté, Jocelyn Lachance pour Lots-Renversés; Joseph Cimon, Charles-Armand Moreau, Rénald Paradis pour Lejeune.

Grâce à la Coopérative, à la formation, à l’animation sociale et à la mobilisation dans les différents comités, on assiste à l’éclosion de nombreux projets prometteurs pour le territoire du JAL.

Chaque projet est par ailleurs étudié, soupesé par le comité spécialisé concerné, soumis à la critique et à l’approbation du conseil d’administration de la Coopérative, qui voit à la coordination de toutes les initiatives de développement. La Coopérative est vraiment le coeur de la planification, du développement du milieu et de l’aménagement intégré de toutes les ressources du territoire. Mais toute décision importante, tout projet, est en fait soumis à la population et c’est en assemblée publique que les choix sont faits et endossés par la collectivité.

La Coopérative a été, pour un temps, un petit gouvernement communautaire responsable, en partie, de l’avenir du JAL, chargée de promouvoir le développement, pour le bien-être de la collectivité.

 

Développement communautaire = animation + formation

L’animation et la formation sont incontestablement un duo nécessaire à la poursuite du développement du JAL; c’est donc simultanément qu’on met en place des cours de formation générale de niveau secondaire et qu’on lance JALJASE Inc. JALJASE est directement financé par le Ministère de la Culture et il a pour mandat de promouvoir le développement social, culturel et économique, de faciliter la diffusion de l’information dans la région jalloise, de faire connaître l’opinion de la population sur le développement régional et, finalement, d’établir un service d’information qui puisse intéresser tout le monde. Au départ il est porteur des projets Bulletins JAL; mais bientôt il deviendra CJAL 1300 AM, la station de radio communautaire. L’animation sociale a maintenant un canal de diffusion pour rejoindre la population en dehors des assemblées. Les Bulletins JAL, quant à eux, sont distribués gratuitement dans tous les foyers du milieu et plus de 150 bénévoles s’activent à son déploiement (rédaction, correction, graphisme, mise en page, distribution). Les Bulletins JAL deviennent un journal communautaire en 1975. Pour sa part, la fréquence radio CJAL 1300 AM entre en ondes le 30 janvier 1977 et elle est, à l’époque, la seule radio communautaire de la province. Elle diffuse 2 heures par jour de contenu original, 5 jours sur 7. De plus, de nombreux bénévoles suivent des formations en radiodiffusion. Mais les formations ne s’arrêtent pas là. Rapidement, le JAL élabore une nouvelle façon d’accroître son autonomie en accompagnant tous les projets de développement d’une formation pour les travailleurs de la région.

 

«La formation devient moyen de base pour l’épanouissement du potentiel humain et son habilitation à assumer les responsabilités sociales, techniques et professionnelles découlant de toute démarche d’autonomisation d’une collectivité et de prise en charge du devenir collectif.»

Le développement se poursuit au JAL. Le Groupement forestier permet à la population de voir les premiers d’une très longue série de résultats tangibles découlant de sa mobilisation. La population ressent une grande fierté et c’est un tsunami de projets qui déferle sur le territoire. Tous ces projets ont un point commun, celui de mettre le citoyen au cœur de sa réalisation, tant au plan décisionnel que celui de la production. Quant à l’animation, elle continue de sensibiliser, de politiser et de créer un effet de synergie entre les paroissiens.

 

« [L’animation] s’adaptera alors aux circonstances, prendra des colorations variées et nuancées, interviendra avec souplesse, mais aussi, au besoin, avec énergie.»

Cette animation met tout en œuvre pour informer la population de la dimension dramatique de sa situation, mais elle travaille surtout à la mise en commun des idées et des points de vue exprimés lors de la création de projets structurants pour l’ensemble de la région. Comme simple exemple, des rencontres hebdomadaires sont organisées pour permettre de jeter un regard sur le travail effectué durant la semaine par chaque comité. On évalue le travail accompli et on tente de définir les prochaines actions à poser pour arriver à atteindre les objectifs définis. Ces réunions sont ouvertes à tout citoyen désireux d’en apprendre davantage sur le processus de développement du JAL et de sa survivance. Il s’agit d’une façon de mettre en commun les objectifs visés et les résultats obtenus. C’est pour Gilles Roy une façon d’élaborer la pensée commune.

Pour arriver à concrétiser un projet aussi complexe et ambitieux que celui espéré pour le JAL, il faut une mobilisation constante de la population; c’est pourquoi de nombreux comités sont mis sur pied au cours des ans. Voici une liste, non exhaustive, des comités ayant vu le jour au JAL durant les années 1970:

 

Comité intermunicipal.
Comité agricole.
Comité permanent d’aménagement.
Comité Structure.
Comité développement économique.
Comité INTER-PRIF (1974 – Lots-Renversés).
Bureau d’extension des services de main-d’œuvre.
INTER=Intermunicipal / P=Placement / R=Réorientation / I= Information / F=Formation.
Élabore des projets créateurs d’emplois.
Diffuse l’information sur les programmes d’aide des ministères.
Formation de la main-d’œuvre qualifiée.
Comité (d’adaptation) main-d’œuvre.
Comité artisanat.
Comité formé en 1976.
Ouverture du comptoir de vente JAL-MAIN.
L’artisanat est considéré comme revenu d’appoint intéressant.
Attraits d’intérêt pour les visiteurs.
Comité touristique du JAL.
Comité logement (1974 – Auclair).
20 unités de logement accordés au JAL (1978).
Territoire-pilote pour un programme d’aide à la rénovation de logement en milieu rural.
Comité voirie.
Comité citoyen à faible revenu (1974 – Auclair) 22 membres.
Aide à obtenir de meilleures conditions de vie à long terme.
Revendiquer les droits des locataires.
Diffuser les informations.
L’étude d’implantation d’un comptoir alimentaire et d’ateliers de travail.
Comité industriel.
Comité téléphone.

 

En 1977, le comité téléphonique formé de 6 personnes travaille à l’amélioration du service dans la région. Les constats sont désolants pour les utilisateurs: 8 à 10 abonnés sont réunis sur la même ligne; la paroisse de Lejeune doit faire des interurbains pour communiquer avec les localités avoisinantes; les lignes privées ou même semi-privées sont impossibles à obtenir. L’indignation est tellement forte dans la population qu’une équipe de Radio-Canada se déplace au JAL pour obtenir un compte-rendu des revendications jalloises. En avril 1977, un dossier étoffé est déposé au CRTC à Ottawa et près de dix-huit mois plus tard, le CRTC accepte les revendications et revoit son offre de services pour le territoire du JAL. Les gains sont importants: lignes privées et semi-privées (avec un maximum de 4 abonnés par ligne) sont maintenant offertes à la population et les interurbains sont supprimés pour Lejeune. Ce bel exercice aura été un parfait exemple de mobilisation et de développement.

 

La création de ces comités démontre la forte implication de la population vis-à-vis de son destin. Elle se serre les coudes et fait tout en son pouvoir pour se sortir la tête de l’eau.

 

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Des projets innovants

 

Vous trouverez ci-dessous un inventaire, non exhaustif, des projets ayant vu le jour dans les décennies 1970-1980, dans les trois secteurs d’influence au JAL, soit la foresterie, l’agriculture et le tourisme.

1973: Groupement forestier de l’Est du Lac
Œuvrant sur le territoire du JAL ainsi qu’à Squatec, Dégelis et Notre-Dame-du-Lac, le Groupement travaille, entre autres, à la stabilisation de la main-d’œuvre forestière et à la culture, l’aménagement et la valorisation de la forêt privée.

1973: JALJASE Inc.
Misant principalement sur la presse écrite et la radio, JALJASE s’active à diffuser l’opinion de la population sur son projet de développement et à faciliter la communication de l’information à l’intérieur du territoire du JAL.

1974: Fermes d’hébergement
Ayant pour but de mettre en valeur les attraits de la région, on cible 9 fermes afin d’offrir des services de tables d’hôte et d’hébergement pour les touristes qui visitent le JAL. Au final, c’est un réseau de 13 fermes qui sillonnent le territoire et accueillent les visiteurs, ce qui contribue à augmenter l’achalandage des plages municipales.

Mai 1975: Projet Pommes de terre (de semence)
Depuis les premiers balbutiements du Projet JAL, on pense à la culture de la pomme de terre. Un agriculteur de la région s’y active déjà et il obtient de bonnes récoltes. Or, ce n’est qu’en 1974 que le Ministère de l’Agriculture favorise cette idée en souhaitant augmenter l’autosuffisance du Québec en ce domaine. Le projet pomme de terre mérite qu’on s’y attarde un peu puisqu’il est un exemple parfait de la mobilisation des Jallois.

Le JAL y voit une opportunité et décide de lancer le projet à grande échelle. On s’installe sur le rang II de Lejeune et une subvention de 10,000$ est octroyée pour la poursuite du projet. Or, la population semble y prêter peu d’attention. Pour s’assurer qu’elle comprend bien l’importance du projet de pommes de terre de semence et pour consolider la mobilisation, on décide de tenir, durant plusieurs mois, des rencontres. Un comité formé de 54 personnes s’active à rendre visite à tous les foyers afin de présenter le projet. Le 30 novembre 1974, c’est plus de 400 personnes qui votent à l’unanimité afin d’entreprendre le démarrage du projet. Pour se faire, une souscription populaire de 30,000$, perçue à même le territoire, doit être injectée. Une forte somme pour l’époque.

Une fois le projet accepté, on se lance rapidement dans la préparation de cours de formation pour les candidats à la production. C’est au final 30 heures de cours supervisés par les gens du Ministère de l’Agriculture qui vont permettre à plus de 12 travailleurs de bénéficier d’une formation concrète sur le terrain. On veut des travailleurs qualifiés pour la réussite de l’ensemencement. Le projet de la pomme de terre semble démarrer en fanfare; le Ministère de l’Agriculture accepte le projet et l’assortit d’une subvention de 100,000$ pour la construction d’un entrepôt et la préparation des sols.

C’est finalement le 22 mai 1975 que les travaux dans les champs débutent. Quatre-vingts acres de terrain seront ensemencées et on construit l’entrepôt. Les coûts de construction s’avèrent plus élevés que prévus et, comme un malheur ne vient jamais seul, la découverte d’une bactérie dans les champs coupe court aux pommes de terre de semence. Heureusement, elle peut quand même être vendue pour la consommation. En assemblée générale, on décide de poursuivre le projet malgré cette fâcheuse maladie. La population continue de se serrer les coudes et, en soutien à l’action entreprise, c’est plus de 1,000 personnes qui s’activent à récolter la patate. L’année suivante, même bactérie, même déception; la pomme de terre ne se classe pas pour la semence. Malgré de telles embûches, le projet de pommes de terre se poursuit, selon le souhait de la population. En 1978, on construit même un deuxième entrepôt. Le projet va bon train et, en 1989, la production remporte la médaille de bronze du mérite agricole!

Le projet de pommes de terre encourage le développement du secteur agricole et permet l’exploitation de 170 acres additionnelles ensemencées d’avoine, procurant ainsi une diversification, une stabilisation et une consolidation de l’agriculture du territoire. Comme quoi un projet mène à un autre, dans un esprit d’autogestion et de développement intégré des ressources.

Le projet de pommes de terre de semence en chiffres.

Année 1: 80 acres ensemencées
1,295,000 livres de patates récoltées
100,000$ injectés dans le projet.

«Ils disaient que la place, la paroisse, était bonne pour le projet pomme de terre, c’était prouvé, mais que c’était un risque. C’était un risque, mais là c’est une coopérative qui prenait ça, le risque était moins grand qu’un seul propriétaire.»

Printemps 1975: La Grande Coulée
Un comité érablière voit le jour en 1974. Les échanges mènent à un constat intéressant; il semblerait que plus de 20,000 entailles seraient exploitables dans les rangs 3 et 4 de Lejeune. Rapidement, un permis d’exploitation est livré à l’érablière La Grande Coulée en 1975. En 1977, on exploite 3,100 entailles et, l’année suivante, plus de 8,500. En 1979, ce sont 16,000 entailles et, en 1980, on atteint les 20,000 avec un rendement de 3,5 livres à l’entaille. Les cycles complets de la production et de la mise en marché se font sur place, avec des gens de la région. L’érablière devient une entreprise communautaire, ayant des travailleurs propriétaires-actionnaires en majorité (51%), et affiliés à la CDAFT (49%). L’érablière s’agrandit et elle se munit d’une salle de réception et d’une installation de plein air. Comme pour le projet de pommes de terre de semence, on s’active à monter des sessions de cours de formation pour favoriser la permanence des travailleurs et consolider l’entreprise. Ces cours sont la cause principale du succès de La Grande Coulée. Des stages sont offerts aux candidats et des personnes-ressources du Ministère sont disponibles pour répondre à leurs interrogations. Grâce aux efforts fournis dans le cadre du projet d’érablière, plusieurs petites entreprises acéricoles se modernisent, dans le but d’obtenir un meilleur rendement et une rentabilité supérieure.

Été 1975: Circuit de canot-camping

Riche de ses lacs et rivières, l’arrière-pays du Témiscouata se dote d’un vaste circuit de canot-camping. Depuis le lac Squatec jusqu’au lac Témiscouata, le réseau est parsemé de haltes et de camps-relais.

Automne 1975: Association chasse et pêche

Fondée par le Comité tourisme, l’Association chasse et pêche Toulaskouata Inc. met tout en œuvre pour protéger la faune et la flore de la région.

Issue du comité Tourisme et ayant plus de 142 membres en 1978, l’association a pour mission la conservation de la faune et la lutte au braconnage. Elle commande de nombreuses études sur la qualité des eaux et sur l’écologie des lacs et propose des cours de maniement des armes à feu à ses membres et à la population générale.

Printemps 1976: Les Essences-Jalles Inc.
C’est lors d’une rencontre d’information où on se questionne sur l’achat et la rentabilité possible d’une usine d’huiles essentielles que la population accorde à ce projet une somme de 18,000$ en souscription individuelle. Fondée par tiers équitables entre les citoyens, la Coopérative et le Groupement forestier, l’entreprise autonome Les Essences-Jalles débute avec l’achat de l’usine située à St-Louis-du-Ha!Ha!, pour la somme de 60,000$. L’établissement voit le jour officiellement en 1977. Les huiles essentielles sont produites à partir d’aiguilles de sapin, d’épinette et de cèdre et destinées aux entreprises pharmaceutiques ou cosmétiques. L’usine est relocalisée à Auclair et elle emploie 16 personnes, tant à l’usine qu’en forêt. La première année, la production s’élève à 25 barils (400 livres d’huile de sapin et 130 livres d’huile de cèdre). C’est la CDAFT qui assure l’encadrement administratif.

Automne 1976: Centre administratif du JAL

La Coopérative de développement agroforestier procède à l’achat de l’ancienne salle paroissiale d’Auclair pour y installer ses bureaux. Elle partage l’espace avec différents comités, tels le Groupement forestier et JALJASE. Le bureau municipal d’Auclair et la Caisse populaire sont également sous le même toit. Cet exercice a pour but de donner pignon sur rue aux organisations qui ont pour mission d’élaborer les projets de développement.

1980: Le Ranch des Montagnards

Le tourisme se doit d’être optimisé. La Coopérative décide donc de promouvoir une nouvelle activité: l’équitation. La population et les visiteurs répondent à l’appel et le Ranch des Montagnards prend son envol.

Voilà un bref aperçu des projets réalisés par le JAL pour diversifier son développement. Nous aurions pu également signaler Les Cercueils BSL, l’élevage de renards, les serres maraîchères, la plantation de cerisiers ancestraux, les nombreux travaux d’étudiants, l’association des forestiers, les liens avec le traversier le Corégone, le Festival des Sucres, le Projet linéaire hors parc, le projet de pépinière ou le projet de centre plein air. Le caviar de corégone a aussi suscité un vif intérêt du côté de la population et des promoteurs locaux. Tous ces projets ont un lien en commun, celui de mettre en valeur le territoire du JAL, ses ressources naturelles, biophysiques et tout son potentiel humain. Ces projets ont connus des hauts et des bas, mais la population n’a jamais abandonné, elle s’est retroussé les manches, a persévéré, a persisté à nourrir l’espoir.

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Analyse de l’aventure JAL

Le JAL fut, à un certain moment, le laboratoire privilégié de nombreux étudiants et de chercheurs de toutes sortes. Des étudiants de niveaux collégial et universitaire ont scruté l’expérience sous toutes ses coutures. Des stagiaires de partout au Québec, de l’étranger, de la France, de divers pays d’Afrique sont venus y vivre des séjours prolongés pour approfondir, de l’intérieur, les aspects les plus saisissants de cette grande aventure. On ne finirait pas de citer les articles qui présentèrent le JAL comme initiative unique, originale et prometteuse, dans des revues de vulgarisation autant que, au plan international, dans des bulletins plus spécialisés.

À l’aube de l’an 2020, il est légitime de poser les questions suivantes: que reste-t-il de l’aventure JAL et quelles conclusions en tirer? De nos jours, pouvons-nous encore s’inspirer du modèle JAL pour consolider l’avenir des milieu ruraux dévitalisés?

L’analyse du projet JAL, par Gilles Roy et Marc-André Deschênes, dans le mémoire Le JAL, trajectoire d’une expérience de développement local, déposé en 1994 à l’Université du Québec à Rimouski, amènera peut-être des pistes de réponses. L’ensemble des textes qui suivent en est tiré. Regardons-y de plus près.

Tout au long de l’analyse de sa pratique, Gilles Roy met en évidence et insiste sur son plan à trois volets, animation, formation et développement, comme éléments indissociables dans l’aventure du JAL. Ainsi, son approche communautaire du développement est axée prioritairement sur la valorisation de la ressource humaine par le biais du tandem animation sociale et formation.

Toutefois, l’atout principal de la population du JAL fut avant tout son dynamisme propre. L’esprit d’initiative et d’audace d’un groupe de leaders est, selon M. Roy, à l’origine de l’expérience du JAL.

 

Volonté d’autonomie et autogestion
L’animation sociale et la formation ont soulevé l’intérêt et stimulé profondément l’implication de la population dans l’expérience du JAL, fortifiant les dynamismes et affermissant la solidarité du milieu. Ce dynamisme s’est rapidement traduit en une volonté ferme de prendre en mains son propre devenir. Notre système a marginalisé les populations, il n’a jamais développé chez elles, ou si peu, «l’habitude de participer à l’élaboration de leur destin». Mais nulle part autant que dans le JAL la réaction contre l’aliénation courante de la dépendance ne fut aussi vive et articulée.
Trois éléments semblent émerger de cette démarche de la population: une amorce d’appropriation collective des moyens de production, le surgissement des efforts de planification démocratique à partir de la base et un élan d’autogestion dans l’entreprise.

L’animation sociale et la formation ont amené «un nombre de plus en plus grand de personnes à entrer dans le jeu des relations de pouvoir avec plus d’autonomie, de liberté et de choix possibles» … «en encourageant le plus grand nombre de personnes à prendre des initiatives et à assumer des fonctions formelles ou informelles de leadership.»

En 1979, un inventaire précis des différents comités indique que 127 personnes (13%) sont activement impliquées dans les activités mêmes du JAL et que 276 charges ou responsabilités bénévoles (28%) sont assumées par divers organismes du milieu et ce sur un total de 996 personnes âgées de 20 à 60 ans. La présence dynamique de ce noyau d’individus ne suggère nullement l’indifférence ou la passivité du reste de la population. D’autres indicateurs nous révèlent l’intérêt ferme et engagé d’une portion beaucoup plus importante des résidents du territoire. Ainsi, la présence régulière aux assemblées, la fidélité à suivre de près, par tous les moyens de diffusion existants, l’information qui relate les actions du JAL et l’implication financière des familles à l’un ou l’autre des volets du développement des ressources du milieu sont très révélatrices de la magnitude et de la qualité de la participation des gens.

La fierté d’appartenir au JAL est proclamée par près de 75% des personnes sondées. 84% se disent intéressés par l’action du JAL, alors que 12,6% se disent indifférents et 1,1 % contre.

 

« L’avenir des sociétés rurales, leur aménagement et leur développement économique dépendent d’abord d’elles-mêmes, de leur capacité de réaction et d’adaptation aux courants dominants. Qu’elles s’abandonnent à la facilité ou à la résignation et elles seront rapidement écrasées par la toute-puissance de la civilisation de masse, compensées par les promesses illusoires d’un ruralisme inefficace: elles sont condamnées à l’imagination ou à la disparition.1(Paul Houé, Quel avenir pour les ruraux, Paris, Les éditions Ouvrières, 1974). Ce choix fondamental entre l’imagination ou la disparition, la population du JAL l’a fait lucidement et efficacement. »

 

Difficultés internes
Individualisme, routine, dépendance aux pouvoirs extérieurs, manque de confiance en son milieu et en ses propres possibilités sont autant d’attitudes très lourdes à renverser et qui font que la notion de développement, telle qu’ultimement implantée dans le territoire, ne s’y impose que progressivement et laborieusement. Communautés et individus ne possèdent pas automatiquement une capacité et une volonté d’entraide et un sens des responsabilités qui facilitent la définition claire d’objectifs communs et une distribution équitable des tâches.

Le casse-tête de l’organisation autogestionnaire finit lui aussi par complexifier la participation aux décisions, en raison des exigences de compétence auxquelles la majorité peut difficilement accéder, malgré les efforts soutenus de l’animation et de la formation. Dans ce contexte, «le grand nombre ne peut exercer directement le pouvoir, il doit s’en remettre à un petit nombre». Ce petit nombre constitue un groupe privilégié mais transitoire, qui s’essouffle et qui finalement cède sa place à des recrues qui courent le risque de ne pas véhiculer les idéaux des initiateurs de l’action en cours. La continuité à ce niveau demeure des plus difficile si l’animation et la formation n’assurent pas le mouvement essentiel vers l’avant et le constant retour aux sources.

Une autre difficulté réside dans le fait que les personnes les plus aptes au leadership et qui choisissent de s’impliquer, risquent de profiter de la grosse part du gâteau et de marginaliser ainsi les moins doués. Associé à cette éventualité se dessine le danger du noyautage des cercles de décision par des groupes d’intérêt économiques ou politiques, au mépris des aspirations de la collectivité. Il découle de ce risque l’importance de maintenir permanente la tension entre les aspirations de la base, ce que veulent vraiment les gens, et les groupes d’intérêt qui peuvent jouer du coude à leur profit.

Quant au contrôle éventuel qu’un groupe privilégié pourrait exercer sur le milieu et du danger de l’émergence d’une certaine technocratie locale et, par conséquent, «d’une nouvelle stratification sociale», c’est l’envers possible de la médaille.

L’enquête citée plus haut nous met un peu la puce à l’oreille à ce sujet. Des 33 répondants qui affirment franchement leur insatisfaction à l’égard de la Coopérative de développement, 15 donnent comme première raison de cette insatisfaction le fait que ce soit «l’affaire d’un petit groupe» et 5 autres invoquent le même motif comme deuxième et troisième choix dans la liste des causes de leur mécontentement. Évidemment, ce pourcentage (9,5%) d’insatisfaction demeure minime et on ne peut que difficilement évaluer l’importance des frustrations personnelles qui pourraient être à l’origine de cette réaction. Mais certains faits demeurent, il faut être attentif à cette expression d’insatisfaction et soucieux de ne pas reproduire un modèle de domination ou de relation de dépendance entre les plus engagés dans l’action de développement du milieu et cette couche de la population plus lente à s’impliquer, plus lente à conquérir sa part d’auto-nomie véritable.

Difficultés externes

Une expérience comme celle du JAL, dont l’originalité détonne grandement, est vouée à la marginalité dans un environnement social, politique, économique et nous dirions même idéologique, qui ne tolère pas la dissidence ou l’expérimentation de stratégies nouvelles de développement. Ainsi, on ne peut vraiment pas ignorer le phénomène très complexe de la mondialisation de l’économie nord-américaine et, par voie de conséquence, les limitations qu’elle impose à la politique nationale de développement de l’économie du pays et de celle du Québec. Ces aspects de la politique sont très importants et ont des répercussions souvent masquées, mais non moins réelles, sur les politiques de développement ou de sous-développement régional.

Ces considérations nous permettent de constater que le microcosme économique qu’est ce coin de pays du JAL ne pèse pas lourd dans le grand convoyeur de l’économie nord-américaine. L’originalité de la conception de développement qui y mijote est-elle viable dans le cadre de cette vision centralisatrice de l’économie? L’approche microrégionale pose le problème de son insertion et de son harmonisation avec la dimension plus large, régionale, provinciale, nationale et internationale où jouent sans rémission le pouvoir des monopoles et des marchés internationaux et la force du modèle unique et traditionnel de développement régional. Il y a là une limitation presque insurmontable à l’originalité, à la créativité, à la recherche de voies nouvelles dans le développement.

C’est ainsi que, pour les nouvelles stratégies de développement local, la marge de manœuvre est fort mince par rapport aux mesures législatives et aux programmes existants. Par exemple, aucune formule d’incorporation légale ne correspondait au style d’exploitation que le JAL voulait se donner dans le domaine de la production de la pomme de terre de semence parce qu’il s’agissait d’un projet de type communautaire. Et ce n’est que lorsque l’entreprise se mua en compagnie traditionnelle de type pure entreprise privée qu’elle devint éligible au Crédit agricole à long terme et aux subventions fédérales. Celles obtenues au point de départ le furent à coup de batailles rangées. Si, dès les débuts, le projet avait pu profiter de ces programmes réguliers, sa stabilité aurait certainement pu être mieux assurée. C’est donc dire qu’en aucune manière le plan réglementaire et législatif ne facilite l’exploration de voies alternatives de développement local, même en tenant compte de la spécificité des populations, des territoires et des contextes. On doit se fondre dans le moule ou mourir.

Autre source de difficulté, le développement intégré des ressources entre en contradiction avec certaines orientations préconisées par les technocrates planificateurs du développement régional et s’harmonise difficilement avec le fonctionnement sectorisé de la bureaucratie gouvernementale.

Autre aspect pour lequel la marge de manoeuvre demeure encore relativement mince: beaucoup d’activités mises en marche dans le cadre d’un tel projet de développement local dépendent de la situation des marchés. Comme le milieu n’a aucune emprise, aucun contrôle sur cette dimension, et cela encore plus lorsque la demande est étroitement liée à la conjoncture nord-américaine ou internationale, si le marché est défavorable donc, l’entreprise voit s’accroître sa fragilité ou s’aggraver ses risques d’échec ou de faillite. Les Essences-Jalles l’ont appris à leurs dépens.

Enfin, dernier problème: en plus de la contestation des gouvernements telle que présentée antérieurement, la contestation systématique de la structure coopérative multifonctionnelle en provenance des institutions financières est venue vraiment compliquer la situation pour la Coopérative. Robert Carrier décrit très bien la problématique: «Très rapidement, ce sont les institutions financières qui refusent cette grande structure intégrée. Elles ont de tout temps les mêmes exigences: diversification de leurs prêts, séparation et identification claires des actifs pris en garantie, garanties personnelles des propriétaires dûment identifiés. Pour cela, il faut des entreprises distinctes, bien identifiées au sens de la loi. La coopérative mère ne peut pas être une entreprise à multiples fonctions. Elle doit être plusieurs entreprises. Et cela au point que les projets que soutient la Coopérative depuis les débuts doivent envisager l’option de l’indépendance et du statut de société à capital-actions ou de société à but lucratif.

En soi, l’expérience du JAL s’est avérée un effort original de recherche de voies alternatives en développement des ressources d’un milieu pour la survie des collectivités, mais en s’appuyant d’abord et avant tout sur le potentiel humain à l’aide de l’animation sociale et de la formation. Malgré le succès évident de l’expérience, la lutte est à poursuivre, car, comme me le disait dernièrement une des pionnières de l’aventure: «Ce qu’on a fait là, c’est un peu comme bâtir un petit coin d’été en plein coeur de 1 ‘hiver». Elle marquait ainsi l’espoir soulevé par l’initiative du JAL pour le milieu lui-même, mais en notant du même coup les difficultés presque insurmontables de l’aventure liées à la lourdeur de l’environnement social, économique et politique et au peu d’accueil et de compréhension des pouvoirs en place pour l’esprit novateur et l’exploration de voies nouvelles en développement local.

 

«On sent partout une préoccupation très nette relative aux dimensions humaines et écologiques du développement parce que l’on mesure les effets pervers, catastrophiques, tant au niveau humain qu’au niveau de l’équilibre biologique du monde, de modèles ou de projets de développement qui n’ont pas intégré dès le départ ces deux données fondamentales dans leur programme …»

 

Le JAL en mutation, les années 1980

À l’été 1988, Le JAL tente de redéfinir ses stratégies d’actions. La Coopérative et la CODEST demandent à l’Université du Québec à Rimouski un support technique et c’est alors que Marc-André Deschênes est engagé comme personne-ressource. Son mandat consiste à élaborer un plan d’action de développement pour le JAL. Plus précisément, en consultant le milieu, il faudra faire le bilan de l’ expérience jalloise, tracer le portrait de la réalité actuelle et examiner les possibilités d’action. Ses constats s’avèrent encore actuels. Nous les présentons ici.

À partir de 1979 le vent tourne. Les subventions d’exploitation fournies à la Coopérative par le gouvernement du Québec passeront progressivement de 90,000$ en 1979 à 30,000$ en 1985. De plus, les contributions gouvernementales aux différents projets jallois sont de plus en plus difficiles à obtenir. Le gouvernement québécois commence à remettre en cause la Coopérative de développement JAL dans son essence même, soit en tant que maître d’oeuvre du développement jallois. Dans son Évaluation socio-économique du JAL, produite en mai 1979, l’Office de planification et de développement du Québec laissait entendre que la Coopérative aurait à se transformer radicalement pour se concentrer soit uniquement sur le secteur agricole, soit sur «l’identification de projets et la vente de services aux membres, en particulier dans le domaine de la gestion des entreprises». De plus, à la même époque, par l’adoption de la loi 125 (1979) et l’établissement des M.R.C., l’État québécois mettait en marche une nouvelle structure et territorialité de développement qui risquaient fort de compromettre, à moyen terme, la dynamique de développement intégré et communautaire déjà installée au JAL par la Coopérative. La M.R.C. devient une structure intermédiaire d’accueil et d’application des politiques normatives et conditionnelles de l’État. Les valeurs traditionnelles du productivisme et du rendement imposent une sélection locale des pratiques économiques permises et une gestion captive des oppositions.

La MRC, nouvelle institution, veut recouvrir et contrôler les diverses dynamiques sociales de développement et ainsi imposer son propre modèle de développement. Les spécificités d’un développement rural autonome sont réquisitionnées par le nouvel enfermement spatial des M.R.C., qui insèrent la relation ville-campagne dans de nouvelles territorialités. La mise sur pied des M.R.C., la baisse des subventions fournies par l’État, les volontés technocratiques exprimées dans l’Évaluation socio-économique du JAL, constituent, dans les faits, pour le JAL, le début d’une nouvelle offensive (après celle du B.A.E.Q.) du pouvoir étatique au service de la rationalité économique dominante, contre le projet de développement intégré et communautaire de l’espace jallois. L’État propose une dynamique et une rationalité basées sur l’urbain comme pôle de croissance, sur une homogénéisation des structures d’aménagement et de développement telle qu’imposée par les MRC, et sur des normes gouvernementales qui conditionnent les initiatives locales à des modèles productivistes de croissance économique, sans considération pour les territoires.

Dès 1979, le fragile équilibre de l’économie sociale jalloise est attaqué, l’acteur étatique coupe dans les subventions et cherche à réduire l’action de la Coopérative de développement. De 1980 à 1984, les entreprises à gestion communautaire se privatisent. En 1986, à la fois forcée par l’État et par la rationalité économique dominante, la Coopérative de développement crée la CODEST. Le projet jallois semble maintenant en baisse d’économie sociale. Au cours des années 1980, le JAL s’éloigne peu à peu de sa stratégie de développement intégré et participative pour adopter une stratégie de développement plus sectorielle qui s’appuie sur l’entrepreneuriat individuel. Ce passage ne s’est pas fait du jour au lendemain. Il s’est effectué au fur et à mesure que vieillissait le processus de développement.

Le passage d’une stratégie communautaire et participative à une stratégie basée sur l’entrepreneuriat individuel est important. Ce passage résulte d’abord, de la «faillite» de la gestion communautaire des entreprises. Selon les Jallois, cette «faillite» s’expliquerait par la quasi-impossibilité d’assurer le financement à long terme des entreprises communautaires; par la difficulté, en entreprise communautaire (à cause de sa gestion «démocratique»), de prendre des décisions rapidement, ce qui minerait l’efficacité; par des motifs culturels (mentalité), l’entreprise communautaire ne parvenant pas à susciter un sentiment d’appartenance et de propriété assez fort pour maintenir une productivité comparable à celle de l’entreprise privée. Il faut aussi noter d’autres facteurs surtout conjoncturels. Le passage d’une stratégie communautaire participative à une stratégie basée sur l’entrepreneuriat individuel s’est fait:

  • parce que les subventions pour toute action communautaire devenaient de plus en plus rares;
  • parce que le sentiment d’urgence (menace d’une disparition imminente des villages jallois) qui avait fondé la stratégie communautaire participative n’existait plus
  • parce que plusieurs de ceux qui avaient été les leaders de l’action communautaire, devenus entrepreneurs privés, étaient maintenant occupés au développement de leur propre entreprise;
  • pour des raisons relevant de l’entropie démocratique: essoufflement du militantisme, bureaucratisation pour s’inscrire dans l’univers ambiant, délégation des pouvoirs entre les mains de quelques-uns à cause du «savoir comment» de ces personnes et par souci d’efficacité de fonctionnement.

Les entreprises communautaires jalloises s’étant privatisées et les principaux animateurs communautaires étant devenus entrepreneurs privés, il est dans l’ordre des choses que l’on soit passé à une stratégie qui s’appuie sur l’entrepreneuriat individuel; on revient ici à des tendances historiques déjà observées. La mobilisation qui était autrefois collective et  »conscientisante » (communautaire et participative) est désormais plus sélective (basée sur l’entrepreneuriat individuel et sur des organismes développementaux plus technocratisés). L’action qui était conduite collectivement (d’une manière participative) s’oriente aujourd’hui vers l’impulsion d’individus dynamiques capables d’entreprendre.

Cela dit, le JAL, comme communauté rurale éloignée des centres urbains et comme projet de développement «entrepreneurial» local, défend, de facto, un développement indissociable de la vie de la communauté. Même basée sur l’entrepreneuriat individuel, sa stratégie de développement continue de s’appuyer sur une vie et des besoins communautaires inscrits dans sa réalité rurale villageoise. Rappelons que l’entrepreneuriat privé actuel est en grande partie issu de l’expérimentation entrepreneuriale communautaire. Cet entrepreneuriat individuel s’appuie sur un certain nombre d’organismes appartenant à la communauté (Coop-CODEST – «Groupement forestier», etc.). Ces organismes proposent encore aujourd’hui une certaine délimitation communautaire et territoriale (prise en compte des besoins socio-économiques du milieu, surtout en termes de création d’emplois). Les bénévoles, les entrepreneurs et les «permanents» des organismes jallois qui sont associés dans la stratégie de développement actuelle se réclament, comme les animateurs d’autrefois, du «communautaire». Dans un milieu comme le JAL, l’entreprise locale est liée au milieu; c’est le propre du monde rural villageois où l’interdépendance est peut-être plus serrée qu’ailleurs.

La suite?
Marc-André Deschênes termine sa recherche par une réflexion sur les enjeux d’intervention et de développement des milieux ruraux. Ces pensées, vingt-cinq ans plus tard, s’avèrent toujours actuelles dans un contexte de fragilisation du monde rural, de concentration de l’économie et de défis écologiques sans précédent. Nous avons cru bon de les partager ici.

Pour les villages éloignés des centres urbains et aux marges de l’économie de marché, la lutte pour le développement est d’abord politique et éthique. Elle oblige à penser à des alternatives de développement, à refaire des choix de société, à requestionner les valeurs dominantes. Elle oblige à de nouveaux projets de société «construits à travers des pratiques de mobilisation et d’expérimentation socio-économique». Il n’y a pas de solutions finales, les solutions sont toujours perfectibles et à se reconstruire constamment. Dans cette vision des choses, on fait le pari que les hommes et les femmes deviendront conscients qu’ils ont été floués par les grandes machines économiques, bureaucratiques et médiatiques de masse et qu’ils s’émanciperont de ces dominations. Qu’ils cesseront, petit à petit, d’être des bêtes à produire, à consommer et à jouir pour devenir des personnes qui vivent en harmonie avec la nature, les autres et eux-mêmes. Dans cette vision des choses, la pratique l’emporte sur la théorie, le monde ordinaire sur les penseurs. Peut-on ajouter à cela et dire notre sentiment, que pour les villages menacés, y compris le JAL, les pratiques émancipatrices se doivent d’être intégrées, communautaires et soucieuses de l’environnement.

À long terme, je crois que l’avenir des villages menacés passe par ce type de développement qui s’intégrerait à une nouvelle économie mondiale, elle aussi devenue écoresponsable. Ceci ne pourra se produire qu’après un cheminement mondial fait d’exigences écologiques qui deviennent de plus en plus incontournables, de mouvements sociaux et de pratiques alternatives. Pour le JAL, il y aurait là une suite logique, un approfondissement du développement convivial et intégré des ressources. Selon moi, le développement convivial et intégré des ressources est de nature fondamentalement «écologique» parce qu’il tend à respecter l’interdépendance entre l’ensemble des ressources du milieu, tant humaines, animales que biophysiques. À court et à moyen termes, la survie des «villages menacés» exige à la fois mobilisation, solidarité «locale» et paradoxalement, intervention de l’État en faveur des «villages menacés».

 

«D’une manière générale, le problème des “villages menacés” est un problème à la fois mondial, québécois, local et individuel, tant au niveau de l’action que de l’élargissement de la conscience que sa résolution exige. Le productivisme technocratique m’apparaît plus “utopique” que ma propre utopie, cette “productivité n’est porteuse d’aucun avenir pour l’humanité. C’est précisément ce productivisme-technocratique qui tue les villages à petit feu dans la grande marmite de notre inconscience collective et individuelle.»

“S’il faut, au JAL, comme ailleurs, se battre dans le système, si le JAL, à cause d’une volonté développementale exceptionnelle, peut peut-être mieux réussir que d’autres à l’intérieur d’une rationalité dominante très difficile, il ne faut pas se boucher les yeux. Le combat des «villages menacés», dans la réalité actuelle, est aussi un combat politique, moral et éthique pour de nouvelles valeurs plus humanistes.”

 

Le projet JAL, près de 50 ans après sa naissance, semble encore habiter le milieu. Le mouvement populaire a laissé des traces dans la culture, dans l’ADN même des jallois. L’entrepreneuriat individuel y est certes très présent, mais l’aspect communautaire également. La fierté et le désir de prendre en mains sa destinée définissent certainement la communauté. Les défis de survivance restent nombreux et pressants, comme dans plusieurs autres communautés rurales de la province. Le JAL a développé, dans le passé, différents outils pour assurer son avenir. La Coopérative de développement agro-forestier du Témiscouata, dite du JAL, est toujours active sur le territoire. Constituerait-elle, encore une fois, une des clés pour la pérennité de ces irréductibles Gaulois?

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